Le rush de midi. Même si le restaurant de Logan était placé dans le fin fond du quartier commerçant, beaucoup de monde se pressait pour y aller. La cuisine du maudit avait fait le tour de la ville grâce au bouche à oreille et le restaurant affichait souvent complet. Mais aujourd’hui, l’ambiance était plutôt calme. Logan n’avait pas eu besoin de se presser en arrivant, il avait senti que la journée ne serait pas harassante. D’ailleurs, il avait même demandé à son commis de rester au lit.

« Lo’, on a une commande ! Table 6, menu du jour ! »

Elle, c’était Misa, la gérante du restaurant. Une vraie crème. Sa silhouette rondouillarde et son visage souriant était parfait pour accueillir les clients qui étaient toujours ravis de la voir. Attentionnée, amicale, joviale. Trois mots qui lui allaient à la perfection. Logan sourit en la voyant retourner en salle. Grâce à lui, son restaurant avait pu survivre car le précédent chef était une horreur : sans arrêt alcoolisé, il déclenchait souvent des bagarres avec la clientèle. Misa n’osait pas s’en séparer, comment payer les dettes ? Les chefs se faisant rares dans la région, elle craignait de finir à la rue. Avec un mari malade, elle ne pouvait se permettre de prendre une telle décision. Un bon matin, voilà qu’un jeune homme au physique et à l’allure étranges avait débarqué, frais et disposé à cuisiner. En le prenant à l’essai, toujours sous l’aile du chef alcoolique, elle vit rapidement qu’il était doué, très doué. Elle le laissa commis pendant deux ans, lui fit passer toutes les formations possibles, lui donna toutes ses chances. Et un jour Logan fut promu chef cuisinier. Du haut de ses vingt ans, il était devenu chef d’un restaurant ! Désormais, à l’aube de ses vingt-huit ans, il n’aurait jamais pensé avant, avoir un jour un métier qu’il apprécierait autant. Mais ici, il était bien et sa persévérance était sans cesse récompensée. Une fois le plat terminé, il se décida d’aller lui-même le porter au client en sachant que la salle était presque vide. Quand Misa arriva pour le faire, il lui offrit un clin d’œil malicieux, comme à son habitude et fila entre les portes battantes. Machinalement, ses pieds le guidèrent vers la table numéro six. Mais quelque chose d’étrange planait dans l’air : il sentait ses oreilles siffler, son flair commençait à se brouiller. Lorsqu’il croisa son reflet dans l’un des gigantesques miroirs qui habillait le mur, il vit ses pupilles réduites à deux minuscules fentes.

- Je crois que je ne suis pas très en forme … pensa-t-il en continuant à marcher.

Il s’arrêta enfin devant la dite table.

- Voilà pour vous ! Le plat du jour, en espérant qu’…

Lorsqu’il avait levé les yeux sur son client, quelque chose s’était mit à lui serrer le cœur. Une douloureuse étreinte, un sentiment d’agonie. D’abord, il cru que tout venait de lui : mais c’était CE client qui le troublait fortement.

- …qu’il vous plaise.

Il était d’une beauté incroyable. Son aura englobait toute la pièce et dévorait tous les gens qui se trouvaient autour. Un charme froid, sec mais redoutablement efficace.

« Merci. Cela me semble très bon. »

Logan tenta de se raviser, il craignait d’être vu de la clientèle. Faire bonne figure, être un bon chef ! Il inclina la tête et fit tomber sa toque sur la table. Rapidement, il la reposa sur ses dreadlocks.  L’homme semblait perturbé, lui aussi. Peut-être qu’il se sentait comme lui ? Une autre vague d’angoisse lui serra infernalement le cœur. Afin de ne pas trembler, il se mordit la langue.

- Bon appétit. Monsieur.

Il lui tourna le dos et avança, non sans douleur. Sa pulsait dans son crâne, son cerveau était complètement écrasé. Quelque chose n’aillait vraiment pas avec ce type. Vite, il s’écroula dans les toilettes, bien trop épuisé.

- C’était quoi, ça … gémit le fauve.

Pire douleur qu’il ait pu ressentir de toute sa vie. Cet homme était-il maudit ? Aucun doute, cette impression atroce était proche de celle de lien avec les Kyôya. Sauf que la douleur remplace l’émotion douce. Livide, il passa un coup d’eau fraiche sur son visage tiré. Est-ce que le trouble est différent  selon les maudits ? Le lynx ne le savait pas. Avec son index et son pouce, il se pinça entre les deux yeux. Tout le long, il était à deux doigts de se métamorphoser. Il voyait déjà dans les journaux : « Un énorme lynx au milieu d’un restaurant ! Jamais un tel spécimen n’avait été étudié ! » Quand la voix de Misa se fit entendre à travers la porte, Logan comprit qu’il était temps de retourner en cuisine. Tremblant, il ouvrit la porte et se glissa furtivement dans les cuisines.

- Reste concentré, ne pense pas à lui.

Mais irrésistiblement, ses songes se tournaient vers l'inconnu.